Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de hautes études pour comprendre ce qui se passe dans l’éducation de nos enfants aujourd’hui mais seulement du bon sens et un peu de culture comme on nous l’inculquait à l’école des années 50, telle l’école Aumerat à Alger. Ironie de l’histoire, savez-vous que notre professeur de français en classe de 3ème était un Kabyle ! Et je peux vous dire que tous les livres qui se trouvaient dans l’armoire du maître comme ceux de la bibliothèque Verte ou la bibliothèque Rouge & Or n’avaient plus de secret pour nous. A l’époque nous lisions ! Ainsi, je me souviens même qu’en classe de 4ème nous avions déjà lu « Quatre-vingt-treize », ce roman de Victor Hugo sur les années terribles de la Révolution Française. Combien d’élèves au collège ont-ils lu ce livre aujourd’hui ?
Déjà dans les années 1980, certains éditorialistes s’étaient alarmés sur ce qu’ils avaient appelé « l’orthographe en ruine » et les articles de presse ne manquaient pas pour dénoncer la crise qui frappait l’enseignement du français. Que s’est-il passé ensuite ? Y-a-t-il eu un sursaut à l’école ? Je n’ai pas vu de grands changements depuis. Je constate hélas, quarante-trois ans plus tard, une perte de la pensée dans ce siècle de l’image, de l’immédiateté, du consumérisme où l’on veut tout, tout de suite. Les tablettes ont détrôné le stylo que l’on appelle maintenant « l’outil scripteur » ; les conversations empruntent le canal de la téléphonie mobile et des réseaux sociaux avec des messages ou le langage est déstructuré par ne nouveaux codes de communication simplistes. Quand j’entends le discours de certains jeunes gens à la sortie des écoles, j’ai l’impression qu’ils aboient plutôt qu’ils ne parlent. Un ami marocain me disait l’autre jour que cette invasion du téléphone portable et des réseaux sociaux faisait des ravages « même au bled » ! Mais dans le pays de la langue de Racine, c’est dur à entendre. Le Petit Robert, dictionnaire de base, recommandé par nos professeurs doit contenir environs 60 000 mots. D’après les statistiques, un lycéen utilise en moyenne entre 800 et 1600 mots, ce qui peut aller jusqu’à 6000 mots pour les plus cultivés. Quand on note que certains ont à peine 300 mots, il y a de quoi s’inquiéter car c’est une lacune paralysante. Ainsi, quand j’essaye d’avoir une conversation avec des jeunes collégiens ou lycéens, je suis toujours surpris de leurs difficultés à s’exprimer. Des expressions comme « en fait » ; « genre » ou « mode », reviennent sans cesse dans leur vocabulaire redondant, au point qu’il devient parfois difficile de les comprendre surtout quand d’autres mots comme « le bail » sont utilisés hors de leur sens courant. Plus encore, il m’est arrivé récemment de demander à un élève de classe de 4ème de me raconter le film qu’il venait de voir au cinéma et je fus stupéfait par son embarras. Il racontait les scènes dans le désordre, s’embrouillant dans leur chronologie, incapable de construire un résumé clair avec une introduction, un corps de récit et une fin. Quant au vocabulaire, je n’en parle même pas !
Les difficultés que j’ai rencontrées autrefois dans mes lectures concernaient essentiellement le vocabulaire employé quand je ne le maîtrisais pas. Je me suis donc armé de patience et j’ai consigné sur un carnet-répertoire les mots que je ne connaissais pas avec leur signification et les manières de les utiliser. Cela m’a permis de progresser plus vite que je ne l’aurais cru et c’est avec grand plaisir que j’ai pu par exemple découvrir « Les Essais » de Montaigne. Je me suis intéressé ensuite à des thèmes relatifs au « retour du religieux en politique » et comme je n’avais aucune culture religieuse, j’ai essayé de comprendre les textes sacrés (Bible, Talmud, Coran, etc..), pas toujours faciles et des études sur la vie de « Cet homme qui devint Dieu ».
Dans tout ce parcours, hormis le plaisir de mieux comprendre la pensée des autres, j’ai réalisé que les mots et les concepts étaient des outils. Outils pour suivre la pensée d’un auteur ou pour organiser la sienne. Et quand je parle d’outils, je vois aussi les outils de l’atelier de lutherie de mon père. Ces outils qu'il m’a laissé toucher et utiliser pour fabriquer toutes sortes de choses, même une maison miniature pour chat. Comment aurais-je fait pour construire ces objets si je n’avais pas eu des outils ? Savez-vous ce que c’est qu’une « pointe aux âmes » pour un luthier ? C’est un outil particulier qui sert à piquer un petit morceau de bois cylindrique en épicéa (l’âme) pour l’introduire par les ouvertures (ouïes) se trouvant sur le corps des violons afin de le coincer entre la table et le fond de l’instrument. Cette âme sert à transmettre les vibrations des cordes depuis le chevalet vers le fond et évite que la table ne s’affaisse sous la pression des cordes tendues. Sans cette âme, le violon ne sonne pas. Et sans cet outil, on ne peut installer l’âme.
De la même façon, les mots restent selon moi les outils nécessaires à la construction de la pensée. A ce propos, en 1967, notre cours de philosophie citait un personnage de Diderot rapportant l’anecdote du cardinal de Polignac, alors en promenade au Jardin des Plantes qui, s’étant arrêté devant la cage d’un orang-outan lui faisant penser à Saint-Jean prêchant dans le désert, s’écria : « Parle et je te baptise ».
Certes, nous sommes au siècle de l’image et certains diront dans leurs reportages qu’en plus du poids des mots il y a le choc des photos opposant l’expression biblique « au commencement était le verbe » à l’expression médiatique « au commencement était l’image ». Je ne saurais faire ici une dissertation sur cette opposition. Je note simplement que ma pensée utilise la langue de Racine et qu’il m’a toujours été difficile de suivre les conseils de mon professeur d’anglais qui me recommandait de penser dans la langue de Shakespeare pour faire mes thèmes. Il n’était donc pas question d’images.
Les gens qui savent réfléchir ont toujours dérangé les dictateurs qui se sont empressés de les faire taire ou les faire disparaître pour ne laisser qu’un peuple d’ignorants manipulables. Souvenons-nous de cette théorie de Joseph Goebbels, Ministre de l’Education et de la Propagande du 3ème Reich en 1930, évoquant "ce que l’on peut faire croire à des gens ordinaires" qui disait à peu près ceci : « Il ne serait pas impossible de prouver en le répétant suffisamment et en maîtrisant la psychologie des personnes qu’un carré est en fait un cercle ». Moi-même, malgré mon cursus universitaire, quand je me suis retrouvé perturbé après la mort de mon père dans ma quarantième année, j’ai failli me faire entraîner par une pseudo société de pensée qui avait tenté de s’emparer de mon discernement pour mieux m’exploiter. Heureusement, mon aversion des chaînes m’a sauvé la mise. On peut comprendre ainsi que la détresse induite par les accidents de la vie, la misère ou le manque de culture, quand il ne s’agit pas carrément d’illettrisme dans certaines classes sociales, entraîne une faiblesse du discernement qui fabrique des exclus, des moutons qui peuvent être facilement récupérés par des meneurs d’hommes qui les endoctrinent en leur promettant des eldorados pour imbéciles.
C’est pourquoi, l’ancien instituteur que j’étais garde une pensée émue envers ces élèves parfois perdus dans des familles détruites ; leurs yeux d’exclus qui vous regardent sont des appels au secours. La fin de l’ignorance est pour moi la lutte pour l’accès à l’école et la culture auquel tous ont droit pour avoir le maximum de chances de participer à la construction d’un monde meilleur. Je sais maintenant qu’il ne faut jamais laisser les autres prendre le commandement de notre esprit. Lorsqu’on devient un suiveur, un mouton, on perd sa liberté. Nous ne mesurons pas la chance que nous avons encore dans ce beau pays, la France.
En revenant d’un voyage dans l’ex-URSS en 1984, dans la région de Tachkent (Asie Centrale) j’avais eu l’honneur d’être conduit dans un poste de police pour y être interrogé parce que je prenais des photos et l'on me soupçonnait d’être un agent de la CIA. Je peux vous assurer que j’ai eu le cœur serré au retour quand notre avion a survolé la France. La liberté, ce n’est pas qu’un mot.
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